Pour la rentrée des classes 1960, mon père nous offrit, à ma sœur et moi, et à chacun, un vélo flambant neuf. Le mien possède un cadre argenté, irisé sur les bords. J’en suis très fier. Je le considère, avec un peu d’imagination, comme ma monoplace ! Il va surtout me servir, outre à me rendre à l’école, à sillonner la ville pour me rendre à des adresses qui deviendront pour moi, des occasions d’assouvir ma passion et de rencontrer quelques-unes de mes idoles !

Il y avait tout d’abord le garage Francorchamps, situé à cette époque rue de la Brasserie à Ixelles. Son patron, Jacques Swaters avait été un excellent pilote, avant de devenir – un peu par hasard - importateur Ferrari pour le Benelux. L’histoire mérite d’ailleurs d’être contée.

Le Garage Francorchamps rue de la Brasserie à Ixelles

Le Garage Francorchamps, rue de la Brasserie à Ixelles

alfaDans les années 50, l’usine Ferrari avait des dimensions fort modestes. Enzo Ferrari était en fait un ancien pilote qui s’était reconverti en team manager, en faisant courir des Alfa Romeo, sous les couleurs de la « Scuderia Ferrari ». Cette collaboration avec l’usine milanaise dura neuf ans, durant lesquels on peut dire que la Scuderia devint implicitement le service course de la marque au biscione (serpent). Alfa ne désirait plus, en effet, participer en son propre nom aux épreuves automobiles.

 

Juste avant la seconde guerre mondiale, Enzo Ferrari quitte Alfa Romeo, avec une clause contractuelle qui lui interdit de reconstituer la Scuderia Ferrari, ou d’avoir une activité dans le sport automobile, pendant 4 ans. Il se lance dès lors dans la fabrication de copies de machines à meuler d’origine allemande, non sans un certain succès, puisque ces copies furent rapidement considérées comme aussi performantes que les originales !

A la fin de la guerre, la fabrication de machines-outils fut rapidement délaissée, pour remonter une nouvelle usine à Maranello (où Enzo Ferrari possédait un terrain), avec l’idée de reprendre la construction d’automobiles de compétition. L’emblème fétiche du cheval cabré qui figurait sur les Alfa Romeo sera repris comme symbole de la marque.

Ferrari avait choisi cet emblème sur une recommandation de la comtesse Paolina Baracca, mère de l’aviateur Francesco Baracca, héros italien de la première guerre mondiale, abattu à Montello, le 19 juin 1918, auréolé de 34 victoires sur l’ennemi. Un cheval cabré figurait sur le flan de son biplan. « Ferrari, pourquoi ne mettez-vous pas sur votre voiture le cheval cabré de mon fils ? Il vous portera bonheur », proposa la comtesse. Le cheval était en noir sur fond blanc. Enzo Ferrari remplaça le blanc par le jaune, couleur de Modène puis rajouta le drapeau italien au sommet. Le mythe était en route.

Francesco Baraccaferrari logo

Francesco Baracca et le cheval cabré

La première Ferrari prototype (excepté la 815 - 8 cylindres de 1,5 L de cylindrée - construite durant les 4 années de purgatoire, imposées par Alfa), fût dotée d’un moteur de 12 cylindres, inclinés à 60°, d’1L5 de cylindrée. Elle sortit des ateliers de Maranello en 1947.

Enzo Ferrari, dès cet instant se focalisa sur la construction de voitures de course. Il était obsédé par la vitesse et par la puissance. Toutefois c’était un homme pragmatique, et il était conscient du fait que la meilleure façon de générer du profit pour son entreprise, était la construction et la vente de voitures de route. Vu le peu d’intérêt que le patron prêtait à ce genre d’automobiles, il eût l’intelligence d’en confier le développement et la commercialisation à l’un de ses bras droits, Girolamo Gardini.

Gardini contacta Jacques Swaters un jour de janvier 1953, alors que ce dernier était connu chez Ferrari, uniquement comme pilote belge un peu fou (voir ci-dessous) ! Une Ferrari, qui avait été envoyée en train de l’usine vers Bruxelles, dans le but de l’exposer au salon de l’auto, était portée disparue ! Gardini téléphona donc à Swaters pour lui demander son aide pour localiser le véhicule dans les arcanes de la douane belge. Sitôt demandé, sitôt exécuté. Swaters retrouva rapidement l’auto. Gardini lui demanda alors s’il pouvait en prendre soin durant le salon. Mission acceptée, bien sûr ! De surcroît, Swaters réussit à vendre cette voiture à un amateur belge ! C’est ainsi que naquit une amitié qui dura près de 35 ans entre Enzo et Jacques, et que le Garage Francorchamps devint dès cette année 1953, l’importateur officiel de la marque pour le Benelux…

swaters et enzo ferrari

Jacques Swaters & Enzo Ferrari

A l’origine le Garage Francorchamps était établi rue de la Brasserie à Ixelles. C’est là que je me rendais régulièrement à vélo après l’école, dans l’espoir d’y apercevoir une Ferrari de compétition, Jacques Swaters, ou un des pilotes attitrés de l’Equipe Nationale belge !

Un jour que je m’étais discrètement avancé dans le garage, je remarquai derrière une vitre, un écusson Ferrari présenté sous forme d’autocollant. Je rêvai rapidement de le retrouver appliqué à l’avant de mon vélo! Je revins souvent me planter devant l’entrée du garage, en espérant assister à l’un ou l’autre miracle…

Celui-ci survint le jour où Jacques Swaters apparut en chair et en os, sous mes yeux ébahis ! Mon cœur se mit à battre soudain de manière irraisonnée, et j’étais dans un tel état, que je pensai un instant enfourcher mon vélo, et m’enfuir à grands coups de pédales!

Je n’en eu pas le temps, car Jacques s’adressa à moi avec beaucoup de douceur et de gentillesse :

« Bonjour mon garçon. Tu aimes les voitures, hein ? »

«  Oui Monsieur Swaters, surtout les Ferrari !»

«  Tu connais mon nom ? Tiens, tiens… ».

« Oui, et je connais aussi les noms de tous les pilotes de votre équipe ! »

« Ah, bon ! Et cela t’intéresserait de venir voir les autos dans le garage ? »

« Oh oui, Monsieur ! »

Jacques m’invita donc à pénétrer dans le Saint des Saints : le Garage Francorchamps !

Plusieurs voitures étaient en préparation, dont une magnifique 250GT/SW argentée, ornée d’une ligne bleue, qui allait courir les 24h du Mans avec l’équipage Eldé (alias Léon Dernier) (B) et Pierre Noblet (F). Je n’en croyais pas mes yeux !

Ferrari 250GT SW (#0724TR) – Eldé/Noblet – 24h du Mans 1960 (6ème)

A la fin de la visite, Jacques passa dans son petit bureau et en ressortit avec…l’écusson Ferrari dont je rêvais depuis si longtemps! Il me l’offrit solennellement en m’invitant  à revenir quand bon me semblait, lui dire bonjour.

Inutile de vous préciser, que le soir même, mon vélo, comme la citrouille de cendrillon, s’était transformé en Ferrari !

Il y a quelques années, j’ai eu la chance de pouvoir reparler de ce souvenir merveilleux avec Jacques, et de lui dire combien cet événement avait marqué ma vie. Je pus ainsi, une fois encore, remercier ce grand seigneur, qui m’avait fait comprendre, en quelques instants que si un adulte peut ainsi réaliser le rêve d’un enfant ou d’un ado, il entre pour toujours dans sa vie et lui donne en même temps une grande leçon d’humilité…

Je n’ai donc qu’un conseil à vous donner : faites du vélo !

Jacques Swaters

jacques swaters ferrari 500F2Orphelin à 12 ans, Jacques fût un jeune et courageux résistant durant la seconde guerre mondiale. Au sortir du conflit, et grâce à l’héritage venu de son père, il peut assouvir son envie d’action et d’adrénaline, en se lançant dans le sport automobile. Il fait l’acquisition d’une MG Le Mans et participe aux 24h de Francorchamps, avec un certain Paul Frère comme coéquipier. Lors de cette épreuve, il fait la connaissance de Luigi Chinetti et de sa Ferrari V12 à 6 vitesses. Ce jour-là, son histoire d’amour avec la marque connaît ses prémices…

Peu après, Jacques crée l’Ecurie Belgique avec ses amis André Pilette, Charles de Tornaco et Roger Laurent, et achètent une Talbot –Lago Grand Prix, avec laquelle Jacques courra 3 ans.

     La Ferrari 500F2

podium gp berlin 1953En 1953, il arrive à s’offrir sa première Ferrari : une Ferrari 500 F2 (#0208). Sa première course à son volant sera le GP des Frontières à Chimay. Il doit toutefois, au préalable aller prendre possession de son engin à l’usine Ferrari de Modène. Lorsque sa voiture, au bout de deux jours d’attente, est enfin prête, mais il est trop tard pour l’acheminer par camion à Chimay. Qu’à cela ne tienne, Jacques l’achemine…par la route ! Ce grain de folie marquera d’ores et déjà les esprits chez Ferrari, et particulièrement celui d’Enzo Ferrari lui-même…

Jacques participa à une cinquantaine de courses entre 1953 et 1957. Sa plus belle victoire fût sans conteste celle qu’il obtint au GP de Berlin 1953. Le fait de monter sur la plus haute marche du podium, alors que retentissait                    Le podium du GP de Berlin 1953

l’hymne national belge, devant une nuée de ses anciens ennemis de guerre, resta pour lui un souvenir inoubliable et très émouvant.

En 1957, il estime que sa place est à la tête de son team, et raccroche définitivement son casque de pilote, pour enfiler la casquette de directeur de l’Ecurie Belgique devenue entretemps l’Ecurie Francorchamps.

ecurie nationale belge logoParallèlement à cela, Jacques sera à l’origine de la création de l’Equipe Nationale Belge avec son ami Johnny Claes, Pierre Stasse, le RACB et le soutien financier de Shell (ce sujet fera l’objet d’un prochain article). Jacques s’éteindra paisiblement en 2010, à l’âge de 84 ans, en laissant dans toutes les mémoires des traces indélébiles de cette vie bien remplie, dédiée à ses passions.

© Lucien Beckers (sources : Mes Joies Terribles/E. Ferrari - jacquesswaters.com – ENB/ C. Gaacht-C. Yvens - Coll. Swaters)

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